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Philosophie, art et société

Art et commémoration (2007)


question : pourquoi fait-on appel à l'art (le plus souvent) pour procéder à une commémoration?


Article non publié, issu d'une conférence prononcée à Montpellier, colloque organisé par D.Malgor, ACTU Lab, ENSBAM, mars  2007

texte intégral


  • L’idée générale de cette communication est d'expliquer pourquoi, quand on commémore quelque chose, on fait presque naturellement appel à une expérience intersubjective de nature esthétique.
  • La commémoration met en jeu de multiples approches, notamment l’histoire et la politique, le social et le culturel. Il s’agit de donner une forme à une mémoire, et cette forme, c’est sur ce point que je vais insister, doit posséder des qualités esthétiques. Elle se distingue de la mémoire qui peut être seulement individuelle, subjective, sélective, biaisée.
  • La commémoration est une épreuve publique de la mémoire, d’une part, du fait de sa nature collective, d’autre part, du fait de sa nature institutionnelle. Elle s’en distingue aussi du fait d'une logique d'objectivation qui lui est inhérente : l’institution publique d’un souvenir commun s’objective par exemple sous la forme d’une cérémonie, d’une musique jouée en public, d’un arbre planté et, le plus souvent d’une œuvre d’art, comme l’édification d’un monument. Bien que tout monument ne soit pas beau à voir, il prétend l’être. Il est probable que moins un objet de ce type aura de qualités esthétiques, moins il assurera au cours du temps la transmission du souvenir auquel il est dédié.

  • Ceci ne revient pas à dire que toute commémoration est orientée par un désir d’objectivité, si par « objectivité » on entend le fait qu’une idée corresponde à une chose préalable et indépendante. Commémorer implique plutôt « objectiver », au sens où un groupe se donne un objet tangible susceptible de concentrer l’accord qui le fait exister. On sait bien que de nombreux événements qui comptent pour certaines parties de la population sont niés par d’autres, dénigrés ou banalisés, considérés comme inessentiels. On ne pourrait aujourd’hui assister en Turquie ou en Irak à une quelconque commémoration concernant les victimes Kurdes ou les contributions du peuple kurde. En France, les commémorations concernant l’esclavage et la colonisation, l’extermination des Juifs d’Europe ou les luttes d’indépendance de l’Algérie sont soit timides, soit récentes, et se sont heurtées dans le passé à de fortes résistances
    C’est dire qu’une collectivité ne peut commémorer que l’événement qu’elle identifie (à tort ou à raison) comme contribuant à sa solidité, à sa cohérence. Elle l’aborde comme ce qui permettrait de cimenter ou de souder ses membres. L’important est de partir des souvenirs qu’un groupe décide au cours du temps de fixer et de rendre tangibles. On ne peut pas séparer les actes commémoratifs de la vision qu’un groupe possède de son intégrité ou de son unité. Ces dernières sont assignables à travers la manière dont ce groupe écrit son histoire, dont il revisite son passé, de façon à l’ouvrir sur le présent et sur l’avenir : qu’y avait il d’édifiant, d’authentique, d’emblématique, de profondément original, de hautement moral, dans le passé, et qui puisse encore éclairer, guider l’avenir ? Ou, à l’inverse, que s’est-il passé dont l’oubli ou la négligence provoque une rupture dans la continuité historique, des dissensions graves, des conflits sans fins, des troubles psychologiques ? La commémoration est réparatrice du tissu social, elle suppose que l’on se soit acheminé vers un accord ou un consensus. Ce qu’on appelle souvent « l’identité » d’un groupe (peuple, ethnie, groupe confessionnel, peu importe) correspond en fait à la fixation (voire à la substantialisation) d’un long processus historique au cours duquel des individus embarqués dans une même histoire parviennent après bien des tâtonnements, des négociations, des enquêtes historiques, parfois de la propagande ou de l’embrigadement, à s’accorder sur un récit dans lequel ils se reconnaissent. L’erreur des mouvements « identitaires » et des théoriciens qui les étudient est simplement de croire qu’on doit situer ce récit à l’origine, alors qu’il n’arrive jamais qu’à la fin.
    Pourquoi alors recourir à un artefact esthétique ? C’est là une manière de poser la question de ce que sont les propriétés esthétiques.
    Plusieurs raisons expliquent que l’on doive passer par l’art pour commémorer efficacement et durablement

  • 1. En tant que résultat d’un processus d’objectivation, l’objet commémoratif doit être doté de qualités telles qu’un grand nombre de gens qui n’en sont pas forcément contemporains puissent s’y reconnaître. Or la lisibilité plurielle d’un objet est une condition de qualité esthétique : les objets qui ne se prêtent qu’à une lecture unilatérale, la même pour tous, sont antithétiques par rapport à ce qu’on appelle « art » et ne pourraient résister au  temps qui passe. Au lieu d’être le témoignage d’une époque, ils n’en seraient que le symptôme. Au lieu d’en extraire un élément dont la signification la déborderait, ils se réduiraient aux conditions sociales, culturelles, esthétiques, du moment de leur fabrication. Ceci explique que par exemple les édifications à la gloire des pouvoirs totalitaires aient été en même temps inefficaces dans la durée (beaucoup ont été détruites) et pour la majorité d’entre elles dépourvues de qualités esthétiques : elles ont emprunté des codes surannées, ont été dépourvues de créativité, ont fonctionné dans l’espace public exactement comme le fait la propagande (font peur, démesurées, grandiloquentes, écrasantes, pétries de référence à un passé antique qui ne parle à personne). Il n’y a pas d’art nazi ou stalinien. Les pièces de l’époque relevant tout de même de l’art ont en fait dérogé par rapport aux intitulés de la commande ; de la même façon d’ailleurs qu’un peintre qui choisit comme sujet un bouquet de fleurs ne fera un beau tableau que si ce dernier déborde son sujet et ne s’y épuise pas. Il en irait de même des œuvres destinées à « faire passer » une idée ou un concept. Ce qui les rend estimables n’est pas le degré auquel elles parviennent à « représenter » le concept, mais au contraire le degré auquel elles le débordent et, ce faisant, l’enrichissent, donc le transforment. Par conséquent, aux antipodes des pratiques de propagande, de commerce ou de militantisme, qui supposent toujours d’enrôler les gens de sorte qu’ils développent des attitudes ou des opinions identiques, l’art suppose une pluralisation possibles des lectures de l’œuvre.

  • 2. La commémoration suppose aussi que chacun puisse individuellement faire l’expérience d’un souvenir de telle manière que son inscription présente ou future dans le groupe soit enrichie, solidifiée, cimentée. Il ne s’agit pas d’en attendre une adhésion de l’individu au groupe, sans quoi on retrouverait le problème mentionné plus haut, mais de permettre sa participation aux opportunités du groupe. Or, à un degré bien supérieur à la plupart des circonstances, l’art a la qualité d’assurer la convergence d’expériences de goût ou d’appréciations fortement individuelles. Cette qualité est de nature esthétique. S’accorder sur la valeur d’une œuvre d’art signifie reconnaître que cette œuvre a suscité, suscite ou suscitera des expériences aussi diverses que le sont les spectateurs, et qu’elle a en outre la propriété d’engendrer des expériences inédites. Hume le remarquait déjà, à l’époque où l’on discutait du goût dans les salons ou les clubs. L’accord esthétique n’a donc rien à voir avec une unanimité. C’est ce genre d’expérience qu’on est en droit d’attendre d’une commémoration : il n’est pas requis que nous ayons des souvenirs identiques, mais que nos souvenirs se coordonnent entre eux, quoiqu’ils soient individuels et acquièrent une signification du fait qu’ils font partie d’une trajectoire individuelle. Là réside la différence entre une mémoire collective et une mémoire commune. La première repose sur une communion, la seconde, sur un partage. Seul le second type transite par des qualités esthétiques.

  • 3. La commémoration suppose non qu’un souvenir ou événement passé soit fixé une fois pour toute mais qu’une assurance soit donnée à l’avenir sur la base d’une justice historique : rendre justice. Par conséquent, un acte commémoratif ne devrait être épuisé ni par la référence au passé, ni par l’époque où il commence à exister. Cette durée du passé ou du présent dans l’avenir est également une qualité esthétique : une œuvre d’art est quelque chose qui en même temps exprime les tendances fortes de son époque, et les dépasse. Toute œuvre d’art véritable est en ce sens de nature commémorative : aucun artiste ne peut innover s’il ne connaît l’histoire de l’art. Cela est vrai aussi bien de l’art occidental que, contrairement à ce qui est souvent affirmé, des arts primitifs et même des arts décoratifs. Par exemple, à Prague au début du vingtième siècle se mêlent cubisme, nouveau style, design industriel, style international. Ces divers mouvements reprennent et poursuivent des fonctions traditionnelles d’habitat, d’architecture, des arts de la table (techniques ancestrales de fabrication de la porcelaine ou du verre), et en même temps proposent des innovations formelles d’une grande richesse. Il en va de même concernant les arts primitifs, qui combinent la reprise des traditions avec des inventions. Ce qui compte n’est pas seulement la fonction traditionnelle d’un objet mais aussi la qualité de sa facture, les évolutions qui s’y lisent (du symbole à la représentation d’un objet, l’enrichissement progressif d’un motif, les libertés prises par l’artiste à l’égard de sa tradition) si bien qu’avec le recul il devient possible de reconstituer une histoire des arts baoulé, bantou ou aborigène, etc. Donc l’irréductibilité à ses conditions de production définit une œuvre d’art et peut être mise au compte de qualités esthétiques.

  • 4. Pour finir, il faut mentionner la qualité de l’émotion en jeu. L’émotion esthétique est du même ordre que l’émotion liée à l’expérience d’une commémoration. On a surtout insisté jusqu’ici sur l’ouverture du passé vers l’avenir, ou sur le besoin d’explorer le passé de sorte à y retrouver une incomplétude, une promesse, une latence, ou une injustice non réparée. Mais il convient aussi d’insister sur le fait qu’une expérience esthétique, de même qu’une expérience commémorative, a cette qualité d’être complète, achevée, finale (ce sont des termes que Dewey dans L’Art comme expérience emploie), non au sens où elle clôturerait le champ de l’expérience, mais au sens où les expériences ultérieures d’un sujet seraient marquées par elle et donc seraient d’une qualité différente de celle qu’il aurait eue si la première n’avait pas eu lieu. La complétude d’une expérience, le fait qu’on puisse la différencier des autres en disant par exemple « ça c’était une expérience », le fait que cette expérience-là ne soit pas vécue comme un moyen pour d’autres, mais comme quelque chose de final, tout ceci rend compte d’un aspect essentiel de l’émotion, intensité, plaisir, émerveillement, effroi.  Il s’agit d’une expérience « en tant que telle » (Dewey). Peut –être la beauté est-elle un terme désuet mais le fait est qu’en esthétique, elle a toujours été associée à l’achèvement ou à la complétude : intégration des parties dans leurs détails les plus minutieux, coopération intime entre les formes, les couleurs, les thématiques, l’exposition publique, les dynamiques en jeu, les mouvements, etc. D’où le caractère insécable, indécomposable, d’une œuvre d’art. La commémoration met également en jeu un plaisir de complétude : acte symbolique qui vaut par lui-même, il se détache dans une certaine mesure de son contexte de production et met en lien diverses parties du temps, créant de la durée et de la cohérence à l’échelle de la vie humaine et de la vie des sociétés.

  • Joëlle Zask, mars 2007
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