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22 juin 2017 4 22 /06 /juin /2017 19:29

Participer ; essai sur les formes démocratiques de la participation

Le bord de l'eau, éditions

2011

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Prendre part

1. Distinction entre « prendre part » et « faire partie »

2. La sociabilité ou l’agrément de la compagnie d’autrui

3. Interdépendance entre individualité et activités conjointes

4. La notion d’intérêt

5. Le commun comme résultat

a. communautarianism versus communautarisme

b. Le cas de la fraternité

c. La communauté autogouvernée

d. Communauté et pluralité

6. « L’art de s’associer » ; quelques remarques concernant l’association volontaire

7. « L’art de se séparer » ; Michael Walzer

2. Contribuer

1. Société close et société ouverte : qui contribue ?

2. Une conception démocratisée de la contribution

3. Sur la différence entre contribution individuelle et contribution personnelle

4. A contrario : quelques remarques sur la superfluité

5. Remarques complémentaires sur la nature du commun ; sa différence avec les collectifs

6. La contribution des citoyens

3. Bénéficier (recevoir une part)

1. Définition du bénéfice (recevoir une part) ; comparaison avec le don

2. « Un environnement suffisamment bon » ; Donald Winnicott

3. De l’individu au groupe, des environnements spécifiques

4. Une « culture véritable » ; Edward Sapir

5. Le bénéfice de la reconnaissance

 

 

 

 

 

 

La « participation » est d’une grande actualité. On la recherche en toute chose. Dans le domaine de l’art contemporain ou au théâtre, on voudrait que les spectateurs participent ; en politique, que les citoyens votent. À l’école, que les élèves prennent part à la classe ou, dans l’entreprise, que les employés s’investissent fortement. Toutefois, il n’est pas anodin que les incitations, voire les injonctions, à participer, soient généralement beaucoup plus manifestes et pressantes que les demandes de participation de la part du « citoyen ordinaire », de « l’homme de la rue », du « touriste culturel » ou du « consommateur moyen », auquel ces injonctions s’adressent. Par exemple, alors que des lois constitutionnelles sur la « démocratie participative » ont été adoptées en France depuis 2003, il n’est pas rare que les assemblées auxquels les citoyens sont convoqués pour donner leur avis soient désertées.

On ne peut donc éviter de poser la question suivante : pourquoi faudrait-il que les citoyens, les riverains, les amateurs d’art, les étudiants, les lecteurs de la presse, les malades et leur famille, participent ? Parmi de nombreuses réponses possibles, trois s’avèrent particulièrement décisives : il semble en premier lieu que, comme le spectateur au cirque à qui le magicien demande de monter sur la scène pour lui tenir son chapeau, celui qui participe agit alors docilement dans un créneau prévu d’avance. Les chances qu’il s’agite et n’en fasse qu’à sa tête sont moindres. En outre, participer de cette façon est divertissant. Cela détourne des sujets plus importants, comme le regrettait Pascal, en particulier du gouvernement.

Si factice qu’elle soit souvent, la participation joue cependant un rôle important. D’une part, on sait que lorsque les gens « participent », ils s’engagent et adhèrent à l’entreprise commune, lui faisant profiter du meilleur d’eux-mêmes. Qu’ils jouent le jeu tel qu’il est prévu d’avance ou qu’ils soient sommés d’améliorer le jeu qu’ils vont jouer au profit de l’organisation qui les incite à participer, comme c’est le cas aujourd’hui dans de nombreuses entreprises, les participants, pour toutes sortes de raisons dont certaines seront abordées au fur et à mesure, cherchent généralement à correspondre au rôle auquel leur position les destine. Soit par peur de sanctions, soit pour s’intégrer socialement, soit pour être estimés des autres, ils se dévouent à la tâche qui leur est confiée.

D’autre part, en participant, ils valident l’organisme qui leur demande de tenir un rôle et lui apportent une légitimité qu’autrement il n’aurait sans doute pas. Quand les files d’attente de candidats à la glissade s’allongent devant les toboggans que Carsten Höller, artiste acquis à l’esthétique participative, a installés dans le hall Turbine de la Tate Modern à Londres, on peut penser que l’œuvre est pleinement légitimée[1]. De même, quand les citoyens se déplacent pour aller voter, quand les spectateurs affluent dans les musées, ou quand les riverains expriment consciencieusement leur opinion sur les quelques options d’aménagement du territoire que leur proposent divers urbanistes, le système politique, l’institution culturelle ou le dispositif de consultation se sentent alors respectivement justifiés. En forçant le trait, on pourrait donc dire que la participation est aujourd’hui un mécanisme dont le but est de tirer le meilleur parti possible des gens au profit d’une entreprise dont les finalités ne sont pas de leur ressort.

Le but de cet essai n’est pas de renoncer à l’idée de participation, mais au contraire de la revaloriser. Je voudrais montrer qu’une participation bornée à ce que les participants s’engagent dans une entreprise dont la forme et la nature n’ont pas été préalablement définies par eux-mêmes ne peut être qu’une forme illusoire de participation.

Il n’y a rien de méprisable, en général, à appuyer sur le bouton indiqué, à répondre aux convocations des organisateurs d’expériences participatives et à tâcher d’exprimer un avis sur des questions que nous n’avons pas choisies et qui parfois n’ont aucun sens pour nous. William James remarquait que parmi les rôles que nous jouons, très peu sont de notre choix. La plupart nous « sont prescrits du fait de notre situation dans la vie » ; c’est ainsi que fonctionne une société. Mais ce n’est pas ainsi, en principe, que fonctionne la citoyenneté dans une démocratie libérale.

En politique, ce qui est problématique, c’est de faire croire à la participation. Quand participer se borne en définitive à « faire figure » de participant dans un dispositif qui n’a en rien été choisi, dont les enjeux nous échappent et dont les finalités ne sont pas les nôtres, il vaudrait mieux utiliser un autre terme. Afin de désigner celui qui effectue ou, plus exactement qui s’évertue à effectuer, le rôle que sa société lui confère, Goffman a utilisé le mot performer, qu’on utilise aussi en français, faute d’équivalent[2]. Le performer n’est ni un acteur, ni un participant. Contrairement à l’acteur, il croit en son rôle ; l’idée qu’il a de lui-même en dépend ; mais contrairement à un participant, il ne contribue pas le créer. Or, ce qui donne un sens distinctif à la démocratie libérale, ce en quoi une société est libre, ce au nom de quoi les injonctions à participer sont officiellement faites, c’est que les individus exercent réellement une influence sur les conditions qui les affectent, qu’ils définissent leurs intérêts, qu’ils influent sur l’agenda de leur gouvernement, qu’ils contribuent à fixer les conditions de leur propre vie, bref qu’ils soient non des performeurs, mais des participants, au sens fort du terme.

Le problème soulevé ici est bien connu des théoriciens de la démocratie, que Tocqueville définissait comme ce régime dans lequel « le peuple prend part au gouvernement ». Depuis au moins Platon, les questions de savoir qui participe, comment participer, dans quelles limites, directement ou indirectement, souvent ou rarement, etc., ont continuellement été discutées par divers partisans. Ces derniers peuvent être classés schématiquement en deux camps : dans le premier se situent les adeptes d’une démocratie « faible » dans laquelle la participation des citoyens est fermement encadrée et limitée. Le pouvoir du peuple est d’après eux une illusion car le peuple ne gouverne pas et, en tout état de cause, n’en est pas capable. Ce dont il est capable, c’est de sélectionner ceux qui sont vraiment capables de gouverner, voire même ceux dont le programme, qui est fait pour gagner des voies, est le plus compétitif, puis de s’aligner ou critiquer après coup ceux qui « accomplissent le travail du monde[3] ».

Dans l’autre camp se situent les partisans d’une « démocratie forte[4] » dont les « pères fondateurs » sont Jefferson, Tocqueville et Dewey. Pour ces auteurs, voter une fois de temps en temps n’est pas suffisant. La participation du peuple au gouvernement ne peut s’y réduire car, si c’était le cas, il n’y aurait ni esprit public, ni associations, ni goût pour la liberté ; il n’y aurait pas même une démocratie politique, car cette dernière repose sur les mœurs. Afin qu’ils participent, les citoyens ne doivent pas seulement exercer un contrôle après coup sur la manière dont les gouvernants utilisent leur pouvoir, et être consultés, ils doivent aussi prendre des initiatives et, par conséquent, jouir du droit d’en prendre.

S’il en est ainsi, c’est en raison du fait que participer au gouvernement — de même qu’avoir une voix au chapitre au sujet des affaires qui nous concernent, prendre part aux décisions dont les conséquences nous affectent, se « diriger sans un maître », s’associer librement pour toute entreprise imaginable, en privé ou en public — sont les conditions incontournables auxquelles les associations que nous formons sont favorables à notre individuation. Si l’homme est, selon Aristote, un « animal politique », c’est parce qu’il se réalise comme humain à partir du moment où il discute avec les autres des conditions de leur vie commune.

Ce livre repose sur une conviction semblable. J’y propose un inventaire des figures de la participation qui, à l’inverse de ses formes dévoyées, assurent aux individus de réaliser pleinement leur individualité dont il faut dire d’emblée qu’elle est tout à fait contingente. C’est par l’intermédiaire d’une participation à la vie des groupes auxquels ils sont liés de facto, que les individus s’investissent dans des activités dont les conséquences sont à la fois personnelles, au sens où elles engagent leur responsabilité, tangibles, au sens où elles modifient, ou contribuent à modifier, le cours et la nature de leur association, et reconnues, au sens où la communauté les authentifie et en tient compte.

Cet examen est mené par l’intermédiaire d’une décomposition de la participation en trois types d’expérience, qui correspondent aux trois parties de l’essai : prendre part, apporter une part, et recevoir une part. Ces trois expériences correspondent aux acceptions les plus communes du terme : participer signifie en effet prendre part, comme un convive participe à un dîner, un étudiant à un cours, un citoyen à une commission ; cela signifie aussi contribuer, comme dans l’expression « participer à un cadeau ». Finalement, cela signifie bénéficier, comme dans l’expression « participer aux bénéfices » d’une entreprise.

1. Prendre part est distingué de « faire partie » et introduit au phénomène social dont Simmel a affirmé qu’il s’agit d’un « un fait social pur », la sociabilité. Le plaisir pris à la compagnie d’autrui se révèle un facteur d’association puissant et joue un rôle irremplaçable. Même s’il ne donne lieu qu’à des unions éphémères et fragiles, il s’insinue dans d’autres sortes d’union plus stables et y introduit une coloration particulière qui est celle du « bien vivre », distinct du « simplement vivre », dans l’éthique d’Aristote. C’est cette tonalité qui confère aux sociétés humaines des caractéristiques dont les sociétés de moutons, de frelons ou de loups, sont dépourvues. On la retrouvera dans l’expérience des associations libres qui sont le cœur et le poumon des démocraties libérales.

2. La deuxième partie explore les enjeux de la participation au sens de contribuer, qui ne sont pas inclus dans la participation au premier sens du terme. En effet, je peux prendre part à une conférence, au sens où j’y assiste, sans y participer au sens où j’interviens activement. Afin d’y contribuer, plusieurs conditions doivent être respectées : il convient d’abord que j’articule mon apport aux questions abordées par le conférencier. Si mon intervention portait sur tout autre chose, on ne pourrait dire qu’elle est une contribution. Il faut en outre que mon apport soit personnel (et non individuel, comme le montrera le troisième point du chapitre), c’est-à-dire qu’il comporte au minimum la marque de mon intérêt et mon effort d’établir un échange. Enfin il est nécessaire que mon apport produise une réaction dans l’assistance, faute de quoi on ne pourrait pas non plus le considérer comme une contribution. La contribution apparaît donc comme un événement profondément interactif dont la caractéristique essentielle est qu’elle intègre le contributeur dans une histoire commune, ce qui est là encore fondamental pour le développement de soi. Pour terminer cette partie, une attention particulière est accordée à ce que devrait être la contribution des citoyens afin que ceux-ci soient véritablement des citoyens.

3. Enfin, la troisième partie analyse le bénéfice comme une condition incontournable d’individuation. Que les individus participent aux bénéfices de la société qu’ils forment est une évidence du droit démocratique et libéral : en échange de leur renoncement individuel à la violence, ils bénéficient de la protection de la puissance publique. Cependant, il existe autant de façons de définir les bénéfices que de conceptions de la démocratie. S’agit-il de la propriété comme pour Locke ? Des « biens premiers » comme pour Rawls ? Des opportunités ou des « capabilités » comme pour Amartya Sen ? La proposition qui est faite ici est de considérer que les bénéfices consistent en la mise à disposition d’opportunités d’individuation dans une société donnée : ces opportunités sont nécessairement contextuelles, de même que le sont les idées que nous nous faisons des manières d’être heureux et de développer nos activités ; ce dont les individus ont besoin pour se réaliser varie d’une époque et d’une culture à l’autre. Or, si le contenu de nos projets de vie est relatif à notre socialisation, il est alors « normal » que la société dans laquelle nous vivons nous procure les moyens de les réaliser. Les notions d’ « environnement suffisamment bon » et de « culture véritable » qui se trouvent respectivement chez le psychanalyste britannique Winnicott et l’anthropologue américain Sapir, viendront préciser la nature du bénéfice de l’individuation. Enfin, dans la mesure où nos contributions, grâce auxquelles nous avons le sentiment de compter pour quelque chose, ne sont réellement telles que si elles sont reconnues par les autres, la question de la « reconnaissance », dont la théorisation est aujourd’hui très intense, sera abordée dans les termes d’un bénéfice fondamental.

La distinction entre ces trois aspects de la participation correspond à une séparation réellement existante que nous constatons de toutes parts. Il est rare en effet qu’ils soient combinés et équilibrés. Certains, que nous appelons par exemple des profiteurs, des voleurs ou des exploiteurs, bénéficient des ressources communes sans contribuer ; d’autres à l’inverse, comme les « exploités », contribuent et ne reçoivent rien, ou pas grand chose, en échange. De même, ceux qui sont méprisés, considérés comme superflu, « jetables », interchangeables, font partie de ces masses de gens privées du bénéfice de la « reconnaissance » de la part de la majorité. D’autres encore ne prennent part à aucune forme de vie sociale. Se sont les « laissés pour compte », les « exclus », les « désaffiliés », les marginaux. Certains sont tellement privés d’opportunités de prendre part qu’ils ne peuvent plus apporter la moindre part que ce soit. Se sont les vagabonds, les psychotiques vivant sur les trottoirs, les gens profondément isolés qui tiennent une conversation normale en moyenne trois fois par an, et qui seraient cinq millions en France.

L’ensemble de cette étude consiste donc en la défense d’une étroite combinaison entre prendre part, bénéficier et contribuer. Je propose de considérer que leur désunion est la source de toutes les injustices, que leur réciprocité est un idéal dont la participation est l’emblème, et que ce qu’on appelle « démocratie » est cette « forme de vie » tantôt sociale, tantôt culturelle, tantôt politique, qui garantit, protège et restaure en diverses circonstances leur réciprocité, car tel est son office.

 

[1] Carsten Höller, Test Site, Unilever Series, 2007.

[2] Erving Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, 1959, trad. Fr La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Ed. de Minuit, 1973. « Performeur » est un mot utilisé pour désigner en art, en musique, au théâtre, celui qui accomplit une « performance ».

[3] Ces deux allusions se rapportent respectivement à Walter Lippmann et à Joseph Schumpeter qui ont attaqué à partir des années 1920 ce qu’il tenait pour le « mythe » de la démocratie populaire.

[4] Cette expression est empruntée à Benjamin Barber, Strong Democracy: Participatory Politics for a New Age, Berkeley: University of California Press. 1984.

 

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