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11 janvier 2014 6 11 /01 /janvier /2014 15:31

Aspirations démocratiques ?

Joëlle Zask

Article paru dans l'Huma le 22 novembre 2013, pages "Tribune"

Concernant les aspirations démocratiques, il est motivé d’être pessimiste : entre l’abstentionnisme, la montée de divers extrémismes dont le Front National, les agressions antisémites et racistes, la mise en cause d’institutions de base comme le quinquennat, certains appels à la « révolution », le lynchage du gouvernement par des médias en perte d’indépendance, ou l’absence criante de solidarité, il semble que ces aspirations se soient singulièrement dégonflées et que ce qui domine les esprits relève plus des égoismes, du ressentiment et de la vindicte que de l’amour de la liberté.

Mais derrière ce tableau que les médias nous dressent, et qui représente sans doute un aspect de la réalité, se trouve un autre tableau plus réjouissant dont toutefois la forme, les traits et les couleurs sont encore trop rarement esquissés. Essayons-nous à quelques touches. Chacune représente l’invention d’une manière d’être et d’agir ensemble qui associe étroitement l’indépendance, l’efficacité et ce plaisir pris à la compagnie des autres qu’on appelle sociabilité. Ces touches ont deux nuances principales : dans le premier groupe se trouvent divers procédés déjà anciens de participation politique qui, tels les conférences de consensus, les conseils de citoyens, les budgets participatifs ou encore les conseils de quartiers, sont destinés à démocratiser à la fois l’énoncé des problèmes publics, les débats et les décisions. Quant au second groupe, il forme une nébuleuse associative fortement expérimentale : entreprises autogérées, jardins partagés, crowdfunding, coworking, bars associatifs, logiciels libres, troc de presse, crèches parentales, ateliers partagés de réparation en tous genres, économie collaborative ou contributive, arts participatifs, etc.

Si l’internet et les réseaux sociaux facilitent ces mouvements, ils ne les fondent pas. Leur véritable ancêtre est l’association libre — sociale ou politique — dont les fondateurs des démocraties libérales ont fait la pierre angulaire du système qu’ils ont produit. Quant à ce système, il s’agit d’un régime reposant sur deux principes distincts : d’un côté le principe du gouvernement limité, de l’autre celui du gouvernement populaire. Le premier implique que les citoyens vérifient l’exercice du pouvoir et que les membres du gouvernement l’exercent de manière à ce qu’il soit en effet vérifiable. Quant au second, il implique que les citoyens prennent part au gouvernement. Ces deux principes peuvent être séparés. Pensons par exemple à la monarchie constitutionnelle pour le premier et à la démocratie directe pour le second. Mais dans notre pays, ils coexistent.

Or si nous dépensons beaucoup d’énergie en surveillance, nous négligeons la participation. Cette dernière implique non de réagir après coup à ce que font ou proposent nos gouvernants sans rien faire d’autre que s’indigner, critiquer ou s’aligner (si important que cela soit), mais à prendre des initiatives, à se lancer dans l’action, à inventer des modes de vie, bref à se gouverner soi-même. Jefferson ou Tocqueville considéraient que sans l’auto-gouvernement, la démocratie ne serait jamais solide. Ils savaient que le citoyen qui se limite au rôle de spectateur du pouvoir invite ce dernier à le tromper et à lui mentir. Brefs, ils comptaient sur les « associations libres » pour que se développent non seulement l’indépendance d’esprit qui seule protège de la manipulation, mais aussi le goût de la liberté, l’esprit public et l’action commune.

Or si le vent démocratique souffle encore, c’est de ce côté-là qu’il vient, non de l’autre. Les dispositifs dont j’ai dit quelques mots, et qui touchent en réalité des millions d’entre nous, ne sont pas des réactions mais des propositions. Ils ne sont pas charitables ou naïvement optimistes, mais acquis à l’idée qu’avant que les conditions ne le rendent souvent égoïste, l’intérêt est « ce qui est entre » (inter est), ce qui relie des gens en une action nouvelle et spécifique du fait même de leurs liens et qui, pour cette raison, les mène à réaliser une dimension d’eux-mêmes bien plus vaste que celle dans laquelle l’isolement les confinerait. Ce faisant ils forment contre tout despotisme un rempart bien plus solide que l’esprit purement contestataire dont on rapporte qu’il souffle aujourd’hui.

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