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24 mai 2009 7 24 /05 /mai /2009 14:54

Par Joëlle Zask
paru en 2008

 

Pour citer cet article

 

ZASK J. [2008]  Walter Lippmann : jornalista ou filolofo ? In B. Marocco et C. Berger (eds), A era glacial do jornalismo, vol. 2, Éditions Sulina, Brésil, p. 135-150.



Lippmann : journaliste ou philosophe ?





Présentation

    Lippmann (1889-1974) étudie la philosophie à l’université de Harvard. Il est influencé par William James et Georges Santayana. Sa longue carrière se partage entre une réflexion théorique et la pratique du journalisme. La première aboutit à la publication d’ouvrages importants. Le plus célèbre, publié en 1922, s’intitule Public Opinion. The Phantom Public paraît en 1925, et Essays in the Public Philosophy, en 1955.
    Quant à son intense activité de journaliste, elle lui vaut à deux reprises le prix Pulitzer, en 1958 et en 1962. Alors qu'il est encore étudiant à Harvard, il devient rédacteur dans un petit journal de Boston. Un journaliste de la revue Everybody l’y remarque . A partir de 1914, Lippmann participe à la fondation du New Republic, il écrit des éditoriaux pour le journal World entre 1921 et 1929 et entre au New York Herald Tribune en 1931. Spécialiste des relations internationales à une période trouble où la confusion du monde s’accroît en même temps que les techniques de propagande se perfectionnent, il contribue à l’établissement par le président Woodrow Wilson des « quatorze points » du plan de paix d'après-guerre et à l’émergence de la Ligue des Nations (SDN) .
    À une question que Ronald Steel lui pose, il répond : « Je considère qu'écrire des livres est plus important [que le journalisme]. J'ai toujours vu dans le journalisme le lieu où j'accumulais des faits et les informations que j'utilisais pour mes livres. Être un journaliste, c'était un peu comme le médecin, vous savez, qui doit aller pratiquer . »
    Cette réponse est intéressante à plusieurs titres : d’une part, elle solidarise théorie et pratique, considérant la seconde comme le matériau de la première, dans une démarche d’enquête de terrain. D’autre part, elle assigne au journalisme un rôle essentiel pour la constitution et la diffusion des « faits ». Or la question du « fait » est centrale chez Lippmann. Comment établir un fait ? Cela est-il possible ? Le monde à propos duquel nous formons des jugements est-il un monde factuel ou illusoire ? L’opinion publique peut-elle légitimement s’exercer si la connaissance objective des « faits » lui échappe ? Ce type de questionnement est le pivot de ses analyses : la presse, la science, le public et l’opinion publique, « l’intelligence » et l’expertise, bref toutes les instances dont le bon fonctionnement serait nécessaire à une démocratie libérale, en dépendent. Or il ne semble pas que Lippmann ait été pleinement cohérent à cet égard. Si, comme journaliste, il a assigné à la presse la fonction de rassembler et de diffuser les faits d’importance publique, comme philosophe, il a plutôt défendu l’idée que la connaissance des faits est impossible. Les analyses qui suivent présentent la tension entre ces deux plans. Une comparaison avec John Dewey, dont le livre Le public et ses problèmes date de la même période, éclairera cette tension .


Faits et compétence du citoyen au jugement politique


    Tout d’abord, pourquoi la connaissance des « faits » est-elle essentielle à la constitution d’un esprit public ? Considérons en premier lieu la tradition libérale : celle-ci repose sur le principe de la citoyenneté. Le citoyen est l’individu en tant qu’il prend part au gouvernement. Pour Jefferson, l’un des pères fondateurs de la théorie démocratique, cette participation est essentielle. Si les individus doivent jouir d’un droit imprescriptible à prendre part aux décisions concernant leur vie commune, c’est en raison du principe que l’intéressé est le meilleur juge de ses intérêts. Lippmann a qualifié d’ « omni compétent » ce citoyen pleinement conscient de ses intérêts, sachant conduire sa vie sans l’aide de personne, et sachant identifier son intérêt en relation avec celui des autres. Le « self-government » repose sur une double conviction : d’une part, personne sinon l’intéressé ne peut décider des affaires qui le touchent personnellement ; d’autre part, la participation sociale et politique est le fondement de la liberté humaine, le bien le plus précieux. Comme le montrera également Tocqueville, l’habitude du self-government produit un goût inextinguible pour la liberté. Jefferson écrit par exemple : "Lorsque tous les hommes prendront part à la direction de leur république-circonscription, ou dans des plus élevées, et sentiront qu'ils participent au gouvernement des affaires, pas seulement le jour du vote une fois par an, mais chaque jour; lorsque tous dans l'État seront membres d'un de ses conseils, grand ou petit, ils préféreront qu’on leur arrache le cœur hors du corps plutôt qu’un César ou un Bonaparte leur arrache leur pouvoir. »
Ce goût pour la liberté est le fondement des démocraties libérales. Jefferson, pour qui les town meetings de Nouvelle Angleterre constituaient un modèle de démocratie effective, avait proposé de diviser le territoire américain en circonscriptions indépendantes, de sorte que chacun puisse gouverner directement les affaires « pour lesquelles il était compétent ». Ces unités administratives auraient formé "des petites républiques ayant chacune à sa tête un gouverneur, pour prendre soin de tous ces problèmes qui, étant sous leurs yeux, seraient mieux réglés par elles que par les républiques plus grandes du comté ou de l'État."  Dans une lettre à John Adams, Jefferson réitère l'espoir que son projet sera adopté (en fait il ne l’a jamais été), car il forme "la clé de voûte de l'arche de notre gouvernement."
En Amérique, cette légitimation du gouvernement populaire a longuement prévalu, depuis les arguments anti-fédéralistes jusqu’à l’époque progressiste. Le fait est qu’elle reflue au cours des années 1920. Lippmann, de même que tout le courant politique « réaliste », fait partie de la « réaction ». Celle-ci repose principalement sur la mise en cause du principe de la compétence du citoyen ordinaire au jugement politique. Fondamentalement, les problèmes au sujet desquels les citoyens sont consultés et doivent se prononcer ne sont précisément plus « placés sous leurs yeux ». Comment la démocratie peut-elle persister si les citoyens, loin d’être « omni compétents », comme le suppose la théorie démocratique classique, sont au contraire profondément ignorants du monde qui les entoure ?
La réflexion de Lippmann, de même que celle de bien d’autres auteurs de l’époque, prend racine dans l’expérience de l’étrangement du monde : celui-ci n’est plus perçu comme un objet d’expérience ordinaire, ou comme une organisation cohérente de faits, mais comme un brouillard évanescent dans lequel personne ne parvient plus à se diriger. L’environnement est ressenti sans être connu. Dénommé « Grande Société » par Graham Wallas, il est marqué par la grande industrie, la grande finance, la grande industrie, la communication à distance . Il provient de tout cela une intrication croissante des activités, une interdépendance accrue, une complexité sans égal. Comme le remarquera inlassablement John Dewey, le monde moderne est un monde dans lequel les individus peuvent être affectés dans leur vie la plus intime et la plus quotidienne par des activités menées de l’autre côté de la planète. La guerre mondiale est le cas limite de cette interdépendance planétaire qui fait des citoyens des « individus perdus » (Dewey) et du public, « un public fantôme » (Lippmann)


Lippmann journaliste : défense du « fourth estate »

Comme journaliste, Lippmann a défendu avec force et constance la mission démocratique de la presse. Il n’a jamais mis en cause son utilité pour la formation de l’opinion publique. D’après lui, même s’il est illusoire de penser que le journal puisse remplacer la connaissance directe des réalités et suppléer éloignement ou distance, il peut contribuer à faire cristalliser l’opinion, à la canaliser, à accélérer sa formation.
Telle est la mission que les fondateurs de The New Republic, (outre Lippmann, Herbert Croly et Walter Weyl) confèrent à leurs publications. Il ne s’agit pas de transmettre fidèlement et de manière exhaustive des faits avérés, ce qui serait d’une prétention insoutenable, mais de proposer au public un matériau relativement élaboré sur la base duquel il puisse former ses opinions et développer des jugements publics.  Dans sa tonalité, l’hebdomadaire cherche à éviter deux attitudes : d’un côté, une manipulation partisane du lectorat et, de l’autre, une érudition prétendument neutre. Il vise à mobiliser l’opinion publique : provoquer sa formation, contribuer à son éducation, proposer non certes des vérités, mais des opinions assumées comme telles, ayant la valeur d’hypothèses et la fonction de catalyseur. "Les opinions", écrivent les éditeurs, ne sont ni "des jugements logiques, froids, ni des sentiments irrationnels", mais des "convictions provisoires" qui sont accompagnées d’un exposé concernant "les fondements des catégories et des termes dans lesquelles elles sont exprimées", "une interprétation avec un parti pris et un angle précis". Les nouvelles signalent les événements et attirent ainsi l’attention du public : « The news does not tell you how the seed is germinating in the ground, but it may tell you when the first sprout breaks through the surface . »
Les opinions assumées comme telles sont de nature à provoquer une dynamique de test, contre-épreuves, quête de compléments, témoignages, expériences, comparaisons. Face à une opinion, on ne s’incline pas, on se met à la réflexion et on entre en discussion. La fonction associative de la presse n’est pas supplantée par sa fonction informative. La base d’une opinion n’est pas une raison vraie, mais une raison justifiée. Celle-ci engage la responsabilité de son auteur. Elle est ainsi pleinement située. Elle s’offre alors comme un point de repère assignable par rapport auquel travailler à faire converger et se stratifier les opinions individuelles des lecteurs. Les éditorialistes concluent que "si exaltée cette entreprise puisse paraître, c'est la formation de l'opinion et non des études poussiéreuses ou un jargon solennel qui ralliera la bonne volonté et les meilleurs efforts de ceux qui visent à penser de manière valable."
Cette conception de la presse est fondamentale en regard de tout le processus conduisant à établir un fait. John Dewey, sans doute à un plus grand degré que Lippmann, a dégagé la signification du journalisme engagé dans une dynamique d’objectivation scientifique. Les journalistes et dans une certaine mesure sociologues que sont Bellamy et surtout Henry Georges lui servent de modèle . Ils n’écrivent en faveur ni d’un parti, ni de la « science » (entendue au sens positiviste qui domine largement à l’époque), mais en faveur de la formation d’une opinion publique véritable. Pour Dewey, il est impossible au public de sortir du chaos dans lequel le plonge la complexité du monde s’il ne dispose de données et de faits — ou, plus exactement, s’il ne dispose d’un ensemble de données qui lui permettent de participer à la constitution des faits socialement significatifs, d’importance publique, donc communs (cette participation étant une condition incontournable pour Dewey) : car "un fait concernant la vie d'une communauté qui n'est pas répandu de telle sorte qu'il soit une possession commune est une contradiction dans les termes."  Les « données » sont les premiers éléments d’une pensée du changement social. Si la presse est là pour les diffuser, les journalistes le sont pour les accumuler et les mettre en forme. Dans l’idéal, le journaliste est sociologue, et le sociologue sait exprimer ses observations dans un langage accessible à tous.
    Le manque de données disponibles et diversifiées est pour les deux auteurs un problème d’une ampleur si considérable que la crise des démocraties politiques peut y être rapportée : « la crise actuelle de la démocratie occidentale est au sens strict une crise du journalisme . »
        Lippmann, bien que ses convictions, on le verra, soient différentes sur plusieurs points, insiste également sur le rôle du journalisme dans la formation de corpus de ces données qui sont comme le commencement de nos opinions publiques : d’une part, au même titre que Dewey, l’information au sens véritable du terme lui semble essentielle ; le citoyen ne peut espérer parvenir à un jugement pertinent en recourant à la simple « raison ». Il ne possède ni « sagesse naturelle » ni connaissance innée de son milieu. Au contraire, on l’a vu, dans les conditions de la société moderne, cette connaissance lui échappe irrémédiablement : « the facts of modern life do not spontaneously take a shape in which they can be known. They must be given a shape by somebody » (Public Opinion, chap. 23). Il est donc nécessaire de créer des organes qui accomplissent non le travail du jugement, qui reste la propriété du public, mais le travail grâce auquel les matériaux nécessaires à un jugement public seraient accumulés et diffusés.
    Les « données » présentent deux caractéristiques notables : premièrement, elles ne sont pas conclusives, ce qui invite Lippmann à affirmer que « que les informations et la vérité ne sont pas la même chose, et doivent être clairement distinguées ». Si tant est que leur organisation renferme une affirmation, celle-ci apparaît comme entachée de doute. Le journaliste idéal reconnaît et transmet le caractère hypothétique et provisoire de ces communications. Il ne peut les considérer comme des vérités absolues. Au contraire, il les communique au public sous la forme de proposition de débat. Lippmann et surtout Dewey considèrent donc les débats publics comme les compléments d’une discussion sociale à laquelle tout le monde participe, pourrait ou devrait participer. Affirmer le rapport intime entre données et news dans une société complexe conduit donc à envisager la pratique journalistique sous l’angle d’une perspective éthique. Quant au second trait, il concerne la spécialisation. Une différence sépare Dewey et Lippmann, le premier en faisant appel à des spécialistes, le second à des experts. Toutefois dans les deux cas, il est acquis que les données, pas plus que les faits », ne tombent sous les yeux, mais sont des matériaux collectés par l’intermédiaire de méthodes appropriées. Dans le dernier chapitre de Public Opinion, Lippmann mentionne le besoin de reporters spécialisés et d’institutions spéciales destinées à développer l’intelligence des faits : statistiques, rapports, documentation, comparaison, sont convoquées afin de permettre l’émergence d’une « image du monde » suffisamment fiable pour que les citoyens puissent savoir comment influer sur leurs réalités.

    La fonction de la presse ne se confond toutefois pas avec ce qu’elle est en réalité. Dans les faits son fonctionnement est tout autre. Rappelons simplement, sans s’y attarder, que les textes de Lippmann témoignent abondamment des distorsions auxquelles son usage est soumis. À ce titre ils sont véritablement novateurs.
Le retournement de l’opinion publique américaine qui, d’isolationniste, en vient en 1916 à soutenir avec enthousiasme l’intervention des États-Unis dans la guerre mondiale, est l’événement qui choque Lippmann et explique le soin qu’il mettra après coup à critiquer le fonctionnement pervers de la presse. Le rapport au problème de l’établissement des faits et des données est ici encore axiomatique. Il forme le tribunal grâce auquel les critiques des pratiques du journaliste trouvent leur tonalité. Celles-ci sont de deux ordres : le premier, on l’a vu tient à la tentation du journaliste de masquer le caractère hypothétique de son matériau, de considérer celui-ci non comme une donnée, mais comme un fait établi. Le second concerne toutes les pratiques volontairement vouées à la manipulation de l’opinion et à la fabrication d’un consensus artificiel. Ces pratiques sont fatales à un pays libre : « la protection des sources de l'opinion est le problème fondamental de la démocratie. Tout le reste en dépend. Sans protection contre la propagande, sans des normes d'évidence, sans critères de sélection, la substance vive de toute décision populaire est exposée à n'importe quel préjugé et à une exploitation infinie. » (Liberty and the News, p. 61-62)
    La dépendance de la presse à l’égard de la logique pécuniaire capitaliste (davantage que les besoins politiques de manipulation idéologique) est le pivot des analyses que Lippmann propose de la propagande. Il semble d’ailleurs que les techniques idéologiques de propagande aient tiré leur efficacité de leur emprunt à une logique purement commerciale. Le public de la presse est un « buying public ». Intéressement économique des patrons de la presse, souci de rentabilité, dépendance des journalistes à l’égard des agents de presse qui eux-mêmes sélectionnent les événements en fonction de leur propension à plaire aux masses, et à obéir ainsi aux volontés de leur patron, tous ces éléments expliquent que le journalisme s’écarte de sa mission première : informer les citoyens afin qu’ils puissent participer aux décisions de leurs vie commune. Du coup, le « public » change de fonction : alors qu’il est dans l’idéal participatif, donc actif et responsable, il se transforme en un spectateur, passif et consommateur. Le public devient un « fantôme » tout autant à cause de la perdition dans laquelle le plonge la complexité du monde qu’à cause de sa transformation en un public acclamatif. Lippmann anticipe ce qui sera la thèse de Habermas, L’Espace public : la « publicité critique » inhérente aux démocraties libérales se transforme en une « publicité manipulatrice » exercée autant par les dirigeants politiques en quête de consensus que par les patrons de presse soucieux de vendre leurs journaux.  Le « rendre public » devient un « être public », ce qui suppose de rencontrer là où ils se trouvent les individus dans leur subjectivité, leurs désirs, leurs intérêts préexistants. Du même coup le public tend à perdre son caractère politique et s’assimile peu à peu à une entité économique et idéologique. Au cours du XXe siècle, le public devient une masse.




La question du public : Lippmann philosophe


Reconstruire l’activité publique, telle est l’ambition de John Dewey. S’il part du même constat que Lippmann, son livre intitulé Le Public et ses problèmes (1927) n’aboutit pas aux mêmes conclusions : les circonstances de l’éclipse des publics sont historiques et peuvent être modifiées : l’intelligence commune du social peut être accrue, l’opinion publique peut être à nouveau effective, la presse peut être améliorée et les citoyens peuvent être éduqués. La philosophie pragmatiste, qui rejette une conception positiviste de la vérité au profit d’un « expérimentalisme », qui soutient un anti-élitisme au profit de la reconnaissance des virtualités universelles de « l’homme commun », et conçoit toute réalité sociale comme susceptible de changer et d’être influencée par des finalités humaines, est propice à une conception programmatique de la démocratisation des publics modernes. Rien n’illustre mieux la différence entre Dewey et Lippmann que leurs points de vue respectifs concernant les relations entre philosophie et journalisme. Lippmann, on l’a vu, considère le journalisme comme un moyen de sa philosophie, qui représente une fin et une valeur supérieure. Par contraste, Dewey s’exprime en 1892 de la manière suivante : “ Quand les idées philosophiques ne sont pas inculquées pour elles-mêmes mais sont utilisées comme des outils destinés à mettre en évidence la signification des phases de la vie sociale, elles commencent à avoir de la vie et de la valeur. Au lieu d'essayer de changer le journalisme en y introduisant de la philosophie, mon idée est de transformer quelque peu la philosophie en y introduisant un peu de journalisme . ”
Il n’en va pas ainsi pour Lippmann. Contrairement à son journalisme, sa philosophie est classique, de type rationaliste. La conception de Lippmann philosophe, qui aboutit à mettre en cause la possibilité même d’un public démocratique et participatif, tend à saper les fondements de sa vision positive du journalisme : si cette dernière privilégie, dans des termes souvent proches de ceux de Dewey, une conception pluraliste de la vérité, notamment des vérités socialement utiles, la première aboutit à court-circuiter le public, l’opinion publique, voire la presse, en ce qui concerne le gouvernement concret des affaires publiques. À cet égard Lippmann peut apparaître comme un fidèle représentant de ce courant appelé « réalisme politique » qui a contribué au « révisionnisme » (Ricci) de la théorie démocratique aux États-Unis .
La manière dont Lippmann conçoit l’exercice du pouvoir est révélatrice : le « travail du monde », explique-t-il, est accompli par des individus qui évaluent la situation, prennent des risques et des décisions. Alors que les gouvernants agissent, l’opinion ne fait jamais que réagir :
« Le travail du monde est accompli par des hommes qui jouissent d'une capacité d'exécution, par un nombre infini d'actes concrets. […] Mais en gouvernant le travail des autres hommes par un vote ou par l'expression d'une opinion, les hommes ne peuvent que récompenser ou punir un résultat, accepter ou rejeter les alternatives qui leur sont présentées. Ils peuvent dire oui ou non à quelque chose qui a déjà été fait, oui ou non à une proposition, mais ils ne peuvent pas créer, administrer et accomplir réellement l'acte qu'ils ont dans l'esprit . » Et : « Nos opinions publiques sont toujours et à jamais, par leur nature même, une tentative pour contrôler les actions des autres de l'extérieur. » (ibid. p. 52 Le public et l’opinion publique sont donc réduits à exercer un contrôle rétroactif sur la domination politique. Au lieu de contribuer à la politisation des problèmes sociaux ou publics, comme c’est le cas pour Dewey, le public n’intervient qu’après coup. Au lieu de trouver sa raison d’être dans la critique des conditions sociales préjudiciables, donc d’intervenir en amont de la décision politique, il est limité à critiquer le pouvoir et ses abus, et se situe par conséquent en aval de l’activité gouvernementale. La tradition démocratique défendue par Jefferson sous la forme du « self-government » que critique Lippmann ne se réduit toutefois pas à un idéal de démocratie directe. Plus fondamentalement, elle signifie qu’il incombe aux citoyens d’identifier, de définir, de faire prévaloir leurs intérêts communs, les gouvernants n’étant que leurs mandataires. C’est précisément de cette vision démocratique que Lippmann s’écarte. De la « démocratie libérale » (Tocqueville), il ne retient que le libéralisme, cette doctrine fondée sur l’exigence d’une limitation et d’un contrôle du pouvoir politique.
    Il découle de tout cela un public structurellement réactif : « ce que fait le public, ce n'est pas exprimer ses opinions mais c'est s'aligner lui-même pour ou contre une proposition. Si cette théorie est acceptée (…) nous devons abandonner l'idée que le peuple gouverne. Nous devons plutôt adopter la théorie selon laquelle, par leur mobilisation occasionnelle en tant que majorité, les gens apportent leur soutien ou s'opposent aux individus qui gouvernent en réalité. » (The Phantom Public, p. 61)
        À quoi tient cette position ? Elle se fonde pour l’essentiel sur la théorie intemporelle que Lippmann propose de la formation des opinions en général. Ces dernières se révèlent largement « incompétentes », irrémédiablement. Au cours de sa présentation, la distinction entre l’opinion individuelle et l’opinion publique disparaît totalement. Le processus de leur formation respective est le même.
    Si le public est réactif, c’est en raison de la nature de l’opinion, quelle qu’elle soit : une opinion est une fiction, une image subjective du monde, un filtre fantasmatique de la réalité. Il s'interpose nécessairement « entre l'homme et son environnement un pseudo-environnement […] ce qu'on appelle l'adaptation de l'homme à son environnement prend place à travers le médium de fictions » (Public Opinion, p. 10). Les opinions sont donc des représentations imaginatives du monde « invisible » dont nous composons les traits à partir des visées ou des buts que nous poursuivons. L’inaccessibilité du réel est suppléée par un dispositif fictionnel qui assure aux hommes de pouvoir diriger leur conduite alors même que les éléments objectifs qui permettraient que cette conduite soit pleinement efficace ou rationnelle sont absents. Ce monde que leur dépeignent leurs images est un « pseudo-environnement ». Ces opinions individuelles prennent la forme d’une opinion publique par le biais de leur agrégation dans des schémas généraux et partagés, que Lippmann appelle des « stéréotypes ». La doxa platonicienne, opposée à la science, est la toile de fond de Lippmann. Il conçoit la vérité dans les termes d’une adéquation entre une réalité donnée et une idée, qui la représenterait fidèlement. Une telle conception débouche fatalement sur une mise en cause du citoyen ordinaire, de l’homme commun, de l’intelligence commune. L’appel aux experts dont témoigne le dernier chapitre de Public Opinion découle de cette mise en cause des facultés des hommes ordinaires. Intermédiaire prétendument neutre entre la masse des hommes et les gouvernants, l’expert pourrait produire cette connaissance objective du monde complexe et invisible qui est nécessaire au gouvernement des démocraties industrielles.
En matière de journalisme, l’opinion publique apparaissait comme un jugement dont le caractère hypothétique ou provisoire n’était pas considéré comme un handicap majeur. La fonction de l’opinion était de mobiliser une action concertée. Il était entendu que cette action pouvait engendrer des effets imprévisibles et qu’elle ne pouvait donc pas être considérée comme le pur et simple effet de l’opinion. Dans sa théorie de la connaissance, Lippmann privilégie au contraire un positivisme : une opinion devrait refléter la situation réelle, et l’action découler fidèlement de l’opinion. Par contraste, dans la perspective expérimentale que défend Dewey, toute opération, qu’elle soit logique ou pratique, éprouve sa validité au contact des conséquences qu’elle produit, lorsqu’elle est actualisée. Une opinion n’est en soi ni vraie ni fausse. Sa validité dépend du degré auquel sa mise à l’épreuve pratique engendre des effets qui sont favorables à l’atteinte des buts poursuivis. En matière de loi, de règle, de normes, le procédé est le même. Leur validité n’est jamais a priori, qu’il s’agisse des sciences, des politiques ou des morales. Elles ne sont pas des absolus, mais des croyances provisoires, qui ne durent et suscitent notre adhésion que pour autant que leurs effets sont souhaitables quand nous agissons d’après elles. La pratique et la théorie entrent dans une relation de coopération et d’échanges réciproques. Elles se conditionnent l’une l’autre. Ce qu’on appelle vérité dépend de la relation entre les deux. La vérité désigne ainsi un rapport, non une essence ou un être.
    Eu égard au public, les solutions proposées par les deux auteurs sont aussi distinctes que le sont leur théorie de la connaissance : Lippmann, on l’a vu, souhaite que la tâche d’assigner les faits du monde réel soit assumée par une administration experte, qui ne serait ni partisane, ni victime des pseudo-environnements auxquels adhèrent la plupart des hommes. Dewey quant à lui préconise seulement que la méthode expérimentale soit répandue par l’éducation et remodèle la manière dont la production de connaissances est généralement conçue, comme ce fut le cas dans les sciences de la nature. C’est pourquoi : « Il est facile d'exagérer le niveau d'intelligence et de capacité pour former de tels jugements appropriés à leur but. En premier lieu, il est probable que nous formions nos estimations sur la base des conditions présentes. Mais indubitablement un grand problème à présent est que les données pour former un bon jugement font défaut; et aucune faculté innée de l'esprit ne peut pallier l'absence des faits. Tant que le secret, le préjugé, la partialité, les faux rapports et la propagande ne seront pas remplacés par l'enquête et la publicité, nous n'avons aucun moyen de savoir combien l'intelligence existante des masses pourrait être apte au jugement de politique sociale."
   
    Alors que Lippmann disjoint la citoyenneté du self-government et tire un trait sur les chances que l’opinion publique puisse être éclairée, Dewey pense que « les problèmes de la démocratie ne peuvent être résolus que par davantage de démocratie ». La « socialisation de l’intelligence », quel que soit le temps qu’un tel projet requiert, est la seule sauvegarde de la démocratie dans des sociétés qui, parce qu’elles sont de plus en plus complexes, distantes du pouvoir, déprimées et manipulables, encourent le risque, déjà annoncé par Tocqueville, d’abdiquer de leur liberté et d’abandonner l’humanisme qui leur a donné naissance.







 

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